Un conteur d’exception s’en est allé

Publié le par Marie-Claude DELAHAYE

Jacques-André Steudler, écrivain et fabuleux conteur vient de nous quitter.

On se sentait bien dans sa maison des Bayards où il nous recevait en compagnie de sa femme Jeannette. Devant un gâteau, on l’écoutait ravis raconter ses anecdotes sur la période de prohibition dans les communes du Val-de-Travers. Et des anecdotes, il en avait beaucoup.

J’avais fait sa connaissance grâce à Jean-Jacques Charrère. Tous les deux journalistes, ils s’étaient liés d’amitié et se voyaient régulièrement pour échanger quelques propos.

Jacques-André Steudler dans sa maison des Bayards en 2010. Ph. Delahaye.

Jacques-André Steudler dans sa maison des Bayards en 2010. Ph. Delahaye.

Ma dernière visite remonte à deux ans. C’était toujours le même plaisir de prendre les petites routes, à la sortie du Val-de-Travers, pour monter aux Bayards. Jacques-André nous attendait devant son portail et nous accueillait de son bon sourire. Nous n’étions pas encore dans le jardin que déjà il nous racontait les dernières nouvelles.

À cette dernière visite, le temps était exceptionnellement chaud aussi nous étions resté dans le jardin. De son fauteuil, Jacques-André nous a commenté chacune des fleurs et plantes tout en grignotant des rondelles du saucisson que Jean-Jacques avait apporté. Érudit et bavard, il pouvait passionner son auditoire avec tous les sujets.

J-A Steudler feuillette avec attention mon dernier livre. Ph. Delahaye.

J-A Steudler feuillette avec attention mon dernier livre. Ph. Delahaye.

Cette fois-là encore, je n’ai pas manqué de lui faire raconter ses souvenirs. Jean-Jacques qui connaît les histoires par cœur est néanmoins toujours heureux d’entendre parler de sa grand-tante La Malote et de tous ses contemporains aux surnoms savoureux.

 C’est ainsi que Jacques-André Steudler nous fit une fois de plus, avec des rires plein la voix, le récit qu’il a publié dans le Courrier du Val-de-Travers du 3 mars 2005. Étudiant, il vivait à Fleurier dans un immeuble occupé par trois distillateurs clandestins.

« (...) Dans cet immeuble de quatre étages, avec huit appartements, j'arrive en plein nid de guêpes de distillateurs clandestins, jugez plutôt : au rez-de-chaussée M. Bähler, dit le Talot, frère de la Malote, propriétaire de l'immeuble distille à plein régime. Brouillé avec son gendre, qui loge en face et distille aussi. Une célébrité d'ailleurs que ce Poilu Vaucher qui snobe son monde, mais se montre charmant, s'il le veut ! Et crac, la baraque : au-dessus de nos têtes, donc au troisième, un locataire Jacot, qui se mêle aussi de distiller. Il faut bien arrondir ses fins de mois !


1er apéro : chez le Talot frère de la Malote. Selon une loi non écrite des distillateurs clandestins, l'apéritif était gratuit. Il fallait bien que le (futur) client puisse tâter la marchandise. 2ème: chez Poilu, le dissident, puis 3ème chez Jacot, l'outsider. Mon Dieu quelle avalanche !

Un beau matin du 11 novembre 1949, tout le quartier était en ébullition. Le locataire du troisième avait en distillant foutu le feu à sa cuisine. Jacot employait sa marmite à vapeur - «flexil» en guise d'alambic, qu'il raccordait à un serpentin pour refroidir le distillat. C'était de l'amateurisme haut de gamme. Fausse manœuvre? L'appareil disjoncte et le gaz ménager enflamme l'alcool. Au grand diable, quelle déguille !

Avec une énergie surprenante chez ce sexagénaire, Talot ordonne, sur le trottoir aux badauds ébaubis : «Surtout, pas de pompiers ! J'ai un extincteur ! Et surtout, ne mêlez pas la police à cette affaire !» L'incendie est maté. L'alarme avait fait transpirer. Un onze novembre, c'est bien connu, c'est l'été de la Saint-Martin. La cuisine était lamentable : l'affaire n'a pas traîné, peintres et maçons vont restaurer ça en moins de deux. Mais Jacot, concurrent maladroit, fut mis à la porte séance tenante ! »

À Fleurier, au n° 9 de la rue de l’Hôpital, la maison du Talot. Carte postale. Coll. B. Cousin.

À Fleurier, au n° 9 de la rue de l’Hôpital, la maison du Talot. Carte postale. Coll. B. Cousin.

J’aimais surtout le faire parler de la Malote dont on voit la maison depuis chez lui. Il raconta, encore une fois, avec un plaisir gourmand l’histoire publiée dans le Courrier du Val-de-Travers du jeudi 3 mars 2005.

«… Malote qui deviendra notre voisine de bise dès 1958 date de notre mariage, me disait parfois : « Tu as de drôles d'amis j'ai le nez. Ne t'avise pas de m'amener des journalistes pire engeance encore que les inspecteurs de la Régie des alcools. Je les sens à distance. Pour les autres, je m'en balance.»

Cet avertissement fut suivi à la lettre. Peu à peu mise en confiance, elle me fit moult confidences : par exemple qu'elle s'était mise à distiller l'absinthe interdite, dès 1922. C'est un boulanger qui lui avait transmis l'essentiel de la recette qu'elle sut améliorer et préserver. (Je pensais aux 273 fabricants clandestins du Val-de-Travers et je me figurais en face de l'"Al Capone" du système !). Elle vomissait les m'as-tu-vu et les exhibitionnistes du genre «Poilu» qui réglait ses consommations au café en étalant un billet de mille.

Elle, d'ailleurs, pour respecter la loi, payait sa patente de distillatrice de gentiane ! Je suppose qu'elle n'en a pas distillé un litre, ou par hasard, de toute sa longue carrière. Mais nous servant dans sa cuisine, peuplée jusqu'au dernier tabouret, elle nous disait avec un profond sérieux, de sa voix un peu enrouée : «L'absinthe, c'est comme le vin, plus elle est vieille, meilleure elle est». Et après un silence : «Goûtez-moi de celle-ci, elle est de cette nuit !»

Nommé Citoyen d'honneur de la Commune Val-de-Travers le 24 février 2010, Jacques-André Steudler termina son discours par ces mots :

Extrait d'un courrier envoyé à JJ. Charrère - que je remercie - le 13 mars 2010.

Extrait d'un courrier envoyé à JJ. Charrère - que je remercie - le 13 mars 2010.

Bonne route Monsieur Steudler.

Bonne route Monsieur Steudler.

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