La Muse verte d'Albert Maignan

Publié le par Marie-Claude DELAHAYE

La Fondation Taylor a dernièrement réalisé dans ses locaux une exposition d’un grand nombre d’œuvres d’Albert Maignan dont la célèbre Muse verte qui fait partie du legs Albert Maignan au Musée de Picardie d’Amiens. Exposition hautement symbolique puisque ces œuvres étaient exposées dans le lieu même où elles avaient été créées, la maison-atelier d’Albert Maignan, rue La Bruyère à Paris.

La Muse verte, allégorie de l’addiction à l’absinthe, avait été présentée au Salon de 1895 en même temps que La Fortune passe, (actuellement au Musée Saint-Denis de Reims) sur l’addiction aux biens matériels et les aléas de la fortune.

Le catalogue du Salon de 1895 décrit ainsi le tableau La Muse verte : « Dans un taudis du sixième étage, l’écrivain s’est mis au travail, soutenu par sa boisson préférée. Mais le voici tout à coup pris d’angoisse  et, tandis que la fée verte lui laboure le crâne de ses doigts, ses yeux à lui se convulsent, ses mains se crispent. Il est fou. »

La Muse verte, dessin préparatoire, 1895. Fusain et rehauts de blanc sur papier, 49,8 x 42,1 cm. Musée de Picardie, Amiens. ©Michel Bourguet/Musée de Picardie.

La Muse verte, dessin préparatoire, 1895. Fusain et rehauts de blanc sur papier, 49,8 x 42,1 cm. Musée de Picardie, Amiens. ©Michel Bourguet/Musée de Picardie.

Cette interprétation de la toile est celle que tout un chacun est capable de faire mais à la lecture de son journal, les vraies préoccupations de Maignan apparaissent au-delà de la simple représentation des méfaits de l’alcool. Dans son journal, il fait référence à la mort de son élève Émile Charles-Bitte, jeune peintre talentueux qu’il considérait comme son fils spirituel, malade dès l’âge de 24 ans et fauché par la mort à 29 ans. La tristesse éprouvée par Maignan va être pour lui une source de grandes difficultés dans l’exécution du tableau. Et bien au-delà de ce qu’il représente, l’addiction à l’absinthe, il est un hommage à un ami cher.

7 mars 1895

« J’ai repris mon tableau de l’absinthe. […]. Hier, en descendant de Montmartre où j’étais allé voir un confrère, j’ai vu près du Sacré-Cœur un effet sur Paris qui m’a semblé pouvoir se transporter dans mon tableau. Je l’ai noté sur une vieille enveloppe que j’avais heureusement dans ma poche et vite je suis rentré pour le peindre à la place où quelques jours avant j’avais peint les maisons aux grandes cheminées qui sont vis-à-vis ma maison et qui m’avaient déjà servi dans mon Carpeaux. Mais ces maisons avaient trop d’importance et enlevaient à la scène son recueillement en donnant l’idée d’un espace plus restreint au vu de la fenêtre ; il ne fallait pas que des témoins trop rapprochés puissent voir la scène que je représentais, le vide m’allait mieux avec la ville entrevue de loin dans la buée. Enfin, j’ai remanié tout le tableau, je le crois à présent assez construit, je conserve l’espoir de le finir pour le Salon. J’ai eu grand-peine à trouver la qualité du vert de la robe. Quant à la tête de l’homme, je l’ai recommencée vingt fois, rêvant une expression trop complexe et qui m’empêchait de la construire et de  l’exécuter. La difficulté de ce tableau c’est qu’une exécution précise le gâte et que je ne veux pourtant pas qu’on sente une construction assez rigoureuse. Il y a une synthèse difficile à exprimer. »

La Muse verte, 1895. 175 x 115 cm. Musée de Picardie, Amiens. © Marc Jeanneteau/Musée de Picardie.

La Muse verte, 1895. 175 x 115 cm. Musée de Picardie, Amiens. © Marc Jeanneteau/Musée de Picardie.

Le journal en date du 5 avril 1895 nous apprend qu'Albert Maignan, obsédé par le souvenir d'Émile Charles-Bitte a fini, sans le vouloir vraiment, par lui donner ses traits. Quant à la fée verte, une gitane qui a bien voulu poser pour lui, c'est la Mort venu chercher le jeune homme. 

5 avril 1895

"J’ai envoyé hier mes tableaux. L’absinthe que j’intitule La Muse verte a été terminée mardi. J’ai recueilli quelques impressions entre autres celles de Benjamin Constant. Je crois que mes intentions portent. Beaucoup de gens qui ont connu notre cher Charles-Bitte ont cru le reconnaître dans la figure du jeune homme. Il est vrai que j’y ai tant pensé en y travaillant que sans y prendre garde ma main a fini par retracer ses traits. Je m’étais même dit quelquefois que je devrais bien faire pour lui un tableau comme celui que Gustave Moreau a peint à la mémoire de Chassériau. Je pourrais peindre un jeune artiste, la Mort sous la forme d’une triste figure voilée viendrait lui frapper sur l’épaule et semblerait lui dire « partons ! », le jeune homme frissonnerait et jetterait un regard désespéré sur l’œuvre qu’il doit abandonner. Je me disais cela en peignant la figure de mon tableau et peu à peu elle finissait par ressembler à l’autre. Je vois que pas mal de gens s’en sont aperçus et cela m’a un peu troublé et m’a fait en même temps un certain plaisir, il me semblait que c’était une sorte d’hommage que je lui rendais que cette obsession même de son souvenir. J’ai eu quelque peine à trouver la tête de la femme, c’est une gitane que Bussy protège qui m’en a fourni les traits et elle a bien voulu par complaisance me poser deux séances.".

Extraits du journal d’Albert Maignan, 1895, carnet 8, BnF 14708

Publié dans Arts-Traditions

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